• GDD1 : Le libre arbitre

    -1- Abu Qurrah dit : Tandis que j'étais, en compagnie d'autres chrétiens, au Tombeau du Christ notre Dieu[1], je fus approché par un musulman accompagné de plusieurs de ses amis. Ce sont eux qui, s'adressant à notre groupe, nous dirent : "Notre ami va vous poser une question par laquelle il vous obligera à abandonner le christianisme."

    -2- Nous répondîmes : "Quelle est la question ?"

    Il dit : "Le Christ n'est-il pas votre Dieu ?"

    Nous : "Oui."

    Il dit : "Dites-nous, était-ce ou non en accord avec sa volonté que les juifs l'ont crucifié ?"

    -3- Je lui dis : "Si nous disons que c'était en accord avec sa volonté, tu nous diras alors qu'ils n'ont commis aucune offense. Mais si par contre nous disons que ce n'était pas en accord avec sa volonté, tu nous diras que dans ce cas il était faible, et ne pouvait par conséquent pas être un dieu."

    Il répondit : "C'est exact ! Tu as bien compris la conclusion logique en ce qui vous concerne : vous ne pouvez pas y échapper. Et cela détruit votre religion."

    -4- Je dis alors à ses amis : "Pouvez-vous attester que votre ami considère ce raisonnement comme valide ?"

    Ils répondirent : "Nous l'attestons !"

    -5- Alors, je lui dis : "Ton raisonnement fonctionne contre toi, et non contre nous. N'hésite pas à me contredire si tu n'es pas d'accord, mais n'affirmez-vous pas que nous inventons des mensonges contre Dieu ?"

    Il dit : "Oui, les mensonges les plus abominables !"[2]

    -6- Je dis : "Est-ce ou non en accord avec sa volonté que nous inventons ces mensonges contre lui ? Si tu dis que c'est en accord avec sa volonté, alors nous ne commettons aucune offense. Si tu dis que c'est contre sa volonté, alors, c'est que ton Dieu est faible. Apprécie-donc ce que ton raisonnement t'a coûté !"

    -7- Ses amis dirent : "Par Dieu, quelle honte pour notre ami !"

    -8- Ils me dirent : "En ce qui concerne notre ami, tu lui as véritablement cloué le bec avec son propre raisonnement. Maintenant, dis-nous comment tu sors de cette impasse ?"

    Je répondis à celui qui me questionnait : "Dis-moi, lorsque vous menez une attaque contre les territoires des Roumis[3], ton désir n'est-il pas de souffrir en martyr dans la voie de Dieu dans la mesure où - selon ce que vous dites - cela vous conduit au paradis ?"[4]

    Il répondit : "Oui."

    -9- Je lui dis alors : "Imagine que toi et ton frère - je veux dire, ayant même père et mère[5] - ce frère que tu aimes plus que qui que ce soit d'autre, vous preniez part ensemble à une attaque, avec précisément cet objectif et qu'un roumi tue ton frère durant la bataille. Que ferais-tu à ce roumi si tu l'avais à ta merci ?"

    Il dit : "Je le tuerais !"

    Je lui répondis : "Que tu es un homme cruel, puisque tu voudrais tuer quelqu'un qui a réalisé le plus grand désir de ton frère!"

    -10- Il resta songeur à ce propos pendant un moment, puis parla comme suit : "Lorsque le roumi a tué mon frère, il ne cherchait pas à agir en accord avec ses désirs. La seule chose qu'il voulait, c'est de le détruire. C'est pourquoi le châtiment que je lui dois est en fonction de ce qu'il voulait, et de ce qu'il a fait à mon frère, quand bien même son acte aurait coïncidé avec les désirs de mon frère."

    -11- Je lui dis alors : "Sois donc logique, et reconnais que quand les juifs ont crucifié le Christ, ils ne cherchaient pas à agir en accord avec ses désirs. En fait, ils voulaient seulement le détruire, quand bien même ce qu'ils faisaient était en accord avec sa volonté. C'est pourquoi, ils seront châtiés pour la cruauté de ce qu'ils voulaient faire, indépendamment du fait que la volonté du Christ a été accomplie à travers ce qu'ils lui ont fait."

    -12- Tous ses amis s'écrièrent alors : "Par Dieu, il nous a vaincu ! Jamais nous n'aurions pensé qu'il nous répondrait de cette manière !" C'est assez pour cela.

    -13- Et encore, Abu Qurrah leur dit : "Imagine que tu souffre d'un ulcère dont la douleur intolérable te saisisse jusqu'au cœur, au point de t'amener à désirez la mort. -14- Moi, je suis ton ennemi, et le gouverneur t'a placé à ma merci par ces mots : frappe-le un coup, de ta propre main, à quelque endroit de son corps que tu souhaites. -15- Souhaitant que la douleur, causée par mon coup, atteigne ton cœur et te tue, je frappe précisément sur l'ulcère ; mais le résultat, c'est que se perçant, l'ulcère laisse s'écouler ce qui à l'intérieur te causait cette douleur, de sorte que tu es guéri. -16- Dis-moi. Si, après cela, c'est moi qui suis à ta merci, ne me tuerais-tu pas - si tu en as la possibilité - pour me punir d'avoir voulu te tuer, même si c'est par ma main que ta guérison est advenue ?"

    Il dit : "Oui."

    -17- Je dis : "C'est de cette manière que le Christ a été crucifié ; et il y a de nombreux autres exemples semblables pour confirmer ce que je dis."

    -18- Ils dirent alors : "Tu as raison, et tu nous as convaincu."

    Puis ils partirent.

     


    [1] Le "Tombeau du Christ" : Il s'agit de la grande basilique de Jérusalem, édifiée entre 325 et 335 sur ordre de l'empereur Constantin, appelée "Anastasis" (Résurrection) par les grecs, et "Saint Sépulcre" par les latins. Cette basilique englobe trois "lieux" liés à la Passion du Christ : le Golgotha où Jésus fut crucifié, le Tombeau où son corps fut déposé et dont il sortit ressuscité et le Fossé où, selon la tradition, la Croix fut retrouvée par Ste Hélène en 326. Quoique son utilisation par les chrétiens ait été garantie par les autorités musulmanes après la prise de Jérusalem par les troupes d'Omar en 638, son accès est contrôlé par les musulmans et soumis à paiement d'un droit d'entrée.

    Nous avons donc là un témoignage de la présence d'Abu Qurrah à Jérusalem.

    [2] "Vous affirmez que nous inventons des mensonges contre Dieu : Selon l'islam, le plus grand blasphème possible consiste à "associer" des divinités à "Allah". Ainsi lit-on dans le Coran (5.72-73) Quiconque associe d'autres dieux à Dieu, Dieu lui interdira le Jardin. Ceux qui disent " Dieu est un des trois dans la trinité " blasphèment; car il n'y a pas de Dieu si ce n'est le Dieu Unique. Les chrétiens – qui confessent que Dieu est par nature "Père, Fils et Saint-Esprit" – sont considérés comme "donnant des associés" à Dieu. Il est par ailleurs à noter que la manière dont la Trinité est perçue dans le Coran est assez… curieuse. En effet, on lit dans le Coran (5.116) cette question posée par Allah : Jésus, fils de Marie, as tu dit aux hommes: prenez moi et ma mère à coté de Dieu ?, à quoi "Jésus" répond bien sûr par la négative. Sur le reproche de blasphémer, voir aussi Coran 3.94, 6.21, 6.93, 6.144…

    Dans le "dialogue en présence d'Al-Mamoun", le reproche fait est clairement celui-là.

    [3] "Une attaque contre les territoires des Roumis" : Au IXe siècle, ce que l'on appelle aujourd'hui "Empire byzantin" s'appelait encore "Empire romain", même si sa capitale était Constantinople. Les habitants de cet Empire romain étaient donc des "romains", ou, selon la forme arabisée, des "roumis". L'Empire romain étant chrétien, le terme "roumi" désignait aussi les chrétiens.

    [4] "Cela vous conduit au paradis" : L'islam enseigne que ceux qui meurent pour la défense de la foi enseignée dans le Coran sont des "shahid", c'est à dire des martyrs. En arabe, le même terme est employé pour les martyrs chrétiens et musulmans, toutefois, une différence de taille différencie le martyr musulman du martyr chrétien : si ce dernier se laisse dépouiller de la vie pour ne pas renier le Christ, dans l'islam le titre de "martyr" (shahid) est décerné au combattant musulman qui meurt au combat. A ceux-là, le Coran (VI. 74) annonce "Que ceux qui veulent échanger la vie présente contre celle de l'au-delà combattent dans le chemin de Dieu ! Qu'ils succombent ou qu'ils soient vainqueurs, Nous leur accorderons une généreuse récompense." Notons aussi que, quoique cette réflexion soit anachronique, les djihadistes qui meurent dans des attentats-suicides sont aussi considérés comme "shahid".

    [5] "Ayant même père et mère". Cette précision est une allusion à la polygamie existant dans le monde musulman, allusion qui se retrouve dans le "fragment sur le libre arbitre" mais disparaît dans la traduction grecque. Par ailleurs, concernant la polygamie, voir DJ 7

     


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