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Isa Ben Zura : Traduction

Un traité du chrétien Arabe ʿĪsā b. Zurʿa

philosophe et théologien arabe chrétien jacobite

(m. 398/1008)

Réfutation d’Abū al-Qāsim al-Balḫī

philosophe et théologien muʿtazilite musulman

(m. 319/931)

 

Présentation

 

Présenté et traduit par Mina-Raouf Amgad

Pour citer cet article

Référence papier : Mina-Raouf Amgad, « Un traité du chrétien Arabe ʿĪsā b. Zurʿa (m. 398/1008) », MIDÉO, 33 | 2018, 223-273.

Référence électronique : Mina-Raouf Amgad, « Un traité du chrétien Arabe ʿĪsā b. Zurʿa (m. 398/1008) », MIDÉO [En ligne], 33 | 2018, mis en ligne le 05 juillet 2018, consulté le 09 février 2019. URL : http://journals.openedition.org/mideo/1958

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ʿĪsā b. Isḥāq b. Zurʿa ‒ que Dieu, qu’Il soit exalté, lui soit miséricordieux – a dit :

 

Voici la Réfutation des chrétiens (al-Naṣārā) par Abū al-Qāsim ʿAbdallāh b. Aḥmad al-Balḫī, dans son livre appelé « Awāʾil al-adilla ». Certains de mes amis ‒ que Dieu les assiste ‒ m’ont demandé de l’étudier et de lui répondre.

 

Le mois de Ḏū al-Qaʿda de l’année 387 A.H. (997 A.D.)

 

[1. La Trinité, l’anthropomorphisme, la prophétie de Muḥammad]

Voici ce qu’affirme Abū al-Qāsim dans ce qu’il dit contre les chrétiens :

« (Voilà) ce qui nous oppose, nous et les chrétiens en ce qui concerne (1°) la Trinité (al-taṯlīṯ) ; (2°) l’anthropomorphisme (al-tašbīh) – bien qu’ils le rejettent – ; (3°) et leur rejet de la prophétie de notre prophète.

Quant à l’anthropomorphisme (2°), ce qu’il faut leur dire c’est la même chose que l’on dit aux mušabbiha et aux juifs. Bien qu’ils nient (par rapport à Dieu) le renouvellement et la génération dans un lieu, à l’exclusion d’un autre, ils affirment qu’Il est trois choses (ašyāʾ) ce qui implique une division en parties (al-taǧazzuʾ).

Et il en est de même de la prophétie (al-nubuwwa) (3°) : ce qu’on leur dit à ce sujet, c’est ce qu’on dit aux juifs. »

 

Le répondant (Ibn Zurʿa) dit : Jʼai trouvé quʼAbū al-Qāsim – que Dieu lui soit miséricordieux – a réduit ce qui oppose les gens de sa communauté et les chrétiens à trois sujets, qu’il a énumérés, le premier étant la Trinité (1°).

 

(Pour ce premier point), en voici le sens. Cʼest clair, les musulmans – que Dieu les assiste – sont dʼun avis différent, pour autant qu’ils pensent que les chrétiens croient en l’existence de trois dieux distincts et séparés (lʼun de lʼautre) ; or, cʼest là une opinion fausse. Par rapport à la vérité, et par rapport à ce que nous leur disons au sujet des attributs, (les musulmans) en reviennent à se distancier de la vérité de manière abominable en attribuant aux chrétiens d’affirmer que lʼun est trois et que trois est un. Car, en effet, même si les chrétiens sʼexpriment ainsi, ils affirment simplement quʼIl est un sous un aspect qui nʼest pas le point de vue sous lequel (il est dit) quʼIl est trois. Mais eux, (les musulmans) – que Dieu les assiste – ils devront conclure (de ce qu’ils disent), qu’Il est un et plus qu’un, sous le même aspect ; comme je vais le démontrer.

 

En effet, je leur demande ceci, en m’adressant à leurs théologiens (li-mutakallimīhim) : Nous avons appris selon votre enseignement que les attributs du Créateur – qu’Il soit exalté – se divisent en deux (sortes) : il y en a qui sont des attributs de l’acte (ṣifāt al-fiʿl) et il y en a qui sont des attributs de l’essence (ṣifāt al-ḏāt). Je leur demande donc aussi : est-ce qu’il est possible d’être dans la vérité, si nous le qualifions – (Dieu) qu’Il soit exalté - par les attributs que vous appelez des attributs de l’essence ? D’après ce qu’ils répondent, nous disons (effectivement) la vérité si nous le qualifions ainsi. Il est évident que les affirmations sont véridiques seulement si elles sont conformes à ce qu’il en est. Il faut donc que les attributs (que nous Lui attribuons) soient conformes à Lui. Et si les attributs sont véridiques à son sujet, nécessairement une des deux choses s’impose ; soit, qu’ils soient l’essence (ḏāt), ou qu’ils soient des états (aḥwāl) à elle. S’ils sont l’essence elle-même, il est évident que les entités réelles (al-maʿānī) des attributs sont différentes, et l’essence se différencie donc par leurs différences et elle devient multiple, alors qu’elle est une ; ce qui est impossible et irraisonnable. S’ils sont des états dans l’essence, deux choses s’imposent : (d’une part) que l’essence soit autre que les attributs ; or, cela s’impose ; et (d’autre part) aussi que (Dieu) – qu’Il soit exalté – soit un par rapport à l’essence, et multiple par rapport aux attributs. Et c’est exactement ce que les chrétiens pensent. Il s’avère donc qu’il est nécessaire de suivre ce que disent les chrétiens au sujet du Créateur : qu’Il est un par essence, multiple par les attributs. S’éloigne donc d’eux l’abomination qu’on (voulait) leur imposer, de dire que l’un est trois et que trois est un ; et que cette abomination nous concerne tous (les chrétiens).

 

Quant au deuxième point qu’il a mentionné concernant la dissension entre les chrétiens et lui – que Dieu lui soit miséricordieux ! – il s’agit de l’anthropomorphisme (2°). J’ai trouvé qu’il veut dire par ce terme « anthropomorphisme » une des deux choses suivantes : soit l’incorporation (al-taǧsīm), soit que le Créateur – qu’Il soit exalté – est comparable (yumāṯil) à ses créatures d’une façon et d’une autre. S’il veut dire par cela (qu’il s’agit) d’incorporation, (je dirai que) les chrétiens ne l’affirment pas ; car je ne connais aucune communauté parmi eux qui le croit. Aucune des trois communautés qui ont des enseignements et des doctrines bien fixés, ne suit cet avis. Mais peut-être veut-il dire par le terme « anthropomorphisme » que ses créatures partagent avec Lui quelque chose de ses attributs ; et je laisse de côté tous les autres attributs sur lesquels il n’est peut-être pas d’accord avec moi, car cela allongerait le discours.

 

Je me restreins à parler de l’existence (al-wuǧūd) ; car le Créateur – qu’Il soit exalté – est qualifié d’être existant (mawǧūd), alors que le soleil est qualifié de la même chose. Et je ne trouve pas pour l’instant de différence entre ces deux êtres existants (al-mawǧūdayn) par rapport à l’entité réelle (maʿnā) de l’existence. Car pour nous l’être existant est quelque chose qui a la capacité d’agir ou de subir l’action, ou qui agit et (en même temps) subit l’action. Mais il s’agit là aussi d’une caractéristique du Créateur – qu’Il soit exalté – ; et les deux choses sont vraies aussi pour le soleil. Du fait qu’Il agit, le Créateur entre dans (la catégorie) de l’existant ; et le soleil est un existant du fait qu’il agit et subit. Il n’y a donc pas, actuellement, de différence entre les deux par rapport à l’existence. Remarquons néanmoins l’éternité du Créateur et l’advenir du soleil et aussi que Dieu demeure tout le temps et que le soleil disparaît. Mais ça, c’est une autre question. De toute façon, l’existence, à ce moment même, qu’on remarque qu’Il soit éternel (azaliyyatahu) ou que (le soleil soit) advenu (ḥudūṯahā), n’a qu’une seule signification et il n’y a aucune différence entre les deux à ce sujet, qu’Il subsiste tout le temps, ou que (le soleil) disparaisse.

 

Quant au troisième point que Abūl-Qāsim a mentionné – que Dieu lui soit miséricordieux – qu’il y a dissension entre les chrétiens et lui en ce qui concerne la prophétie de Muḥammad b. ʿAbdallāh ; (c’est vrai qu’il y a) négation de celle-ci par les chrétiens (3°). Les chrétiens en effet, s’ils la rejettent, ils la rejettent par une démonstration correcte et sans défaut. Et pour cela, nous leur demandons et nous leur disons : Dieu – que sa majesté soit exaltée et puissante – que veut-Il en établissant des lois pour nous, et en nous envoyant des messagers et des prophètes ? Est-ce que tu trouves qu’il est possible que Dieu obtienne par cela un intérêt propre à Lui ou veut-Il simplement notre intérêt ? Je ne crois pas que quelquʼun puisse avancer que Dieu a voulu nous prescrire des lois, et qu’Il nous a imposé des commandements pour son propre intérêt sans nous faire partager (celui-ci). En fait, (en faisant) cela, Il vaut simplement notre intérêt, surtout que le bénéficiaire est celui qui a obtenu ce dont il avait besoin. Alors que le Créateur – qu’Il soit exalté – n’a besoin de rien. Car tout bien existe pour Lui et par Lui. Il ne tire profit de rien. Il est donc évident que s’Il veut notre intérêt, nous ne pouvons pas Lui attribuer l’avarice. Nous Lui attribuons véritablement que la générosité lui appartient à l’extrême (al-ǧūd bi-l-ḥaqīqa fī al-ġāya lahu). Il s’ensuit alors que tous ceux, autres que Lui, auxquels on attribue (une même générosité), par métaphore, doivent vouloir notre bien à l’extrême (al-ḫayr fī al-ġāya), et la vertu sans borne (al-faḍīla fī al-nihāya).

 

C’est un des premiers principes sains que la passion ne vainc pas, que les vertus auxquelles nous sommes appelés sont de deux sortes : la justice (al-ʿadl) et la grâce (al-tafaḍḍul). Et aussi que la grâce est une vertu plus complète et plus parfaite que la justice. Parce qu’il y a plusieurs niveaux de grâce (al-tafaḍḍul), il y a (le niveau où) celle-ci atteint le degré le plus extrême au-delà duquel on ne peut ajouter davantage de vertu, et il y a ce qui n’arrive pas (à ce degré). Or, on ne peut accéder à l’être (al-kawn)117, sans qu’on ne s’engage (d’une certaine façon) sur le chemin de la grâce (al-tafaḍḍul) ; ce qui fait qu’elle est plus parfaite que la justice.

 

Si nous envisageons les choses auxquelles nous invite notre Seigneur le Christ, nous trouvons qu’il s’agit de la grâce la plus extrême (aqsā ġāyat al-tafaḍḍul) dans tout ce que nous faisons et dans nos agissements. Tout ce que nous faisons par ailleurs émane des facultés de l’âme qui sont en nous. S’il est vrai qu’il nous a indiqué et qu’il nous a prescrit, selon nos facultés de l’âme, ce qui est le plus extrême, pour que ces facultés puissent pratiquer la vertu de la grâce (faḍīlat al-tafaḍḍul), il devient clair que cet appel mène la nature humaine au plus haut degré de ce qui est possible d’atteindre de vertu.

 

Ce serait la plus abominable chose que de dire que le Créateur – qu’Il soit loué – nous envoie quelqu’un qui nous appelle et qui veut de nous ce qui est le contraire d’une vertu supérieure (al-faḍīla fī al-ġāya). Si cela auquel nous invite Muḥammad b. ʿAbdallāh est la vertu supérieure, à quoi cela sert-il ? L’invitation à suivre cette voie est venue précédemment, et l’appel et l’instigation (à la suivre), alors que celle [de Muḥammad] y est contraire. Nous avons déjà admis que la vertu de la grâce (faḍīlat al-tafaḍḍul) à laquelle nous avons été appelés était à l’extrême de la vertu (aqsā ġāya). Par rapport à l’invitation qui nous est faite (par Muḥammad), il ne nous reste plus que d’abandonner cette vertu supérieure (al-faḍīla fī al-ġāya) pour faire sans elle. Ce n’est pas le fait du sage d’appeler les gens à une vertu qui n’est autre que celle pour laquelle ils ont été appelés ; bien que certains parmi (ces sages) sont restés en deçà d’atteindre son extrême (ġāyatuhā). D’une loi qui est pourtant facile à appliquer, certains peuvent ne pas faire tout ce qu’elle exige et ne prendre seulement de ses commandements ce qui est facile. Et même s’il est clair que cela est une chose que le sage n’arrive pas à faire (parfaitement), il s’impose pourtant que nous ne sommes pas appelés à une loi qui vient après la loi de notre Seigneur le Christ, car sa loi nous appelle a une fin ultime, celle de la grâce la plus extrême (aqsā ġāyat al-tafaḍḍul) qui est la meilleure des vertus (afḍal al-faḍāʾil).

 

Il nous reste à démontrer ce que nous avons mentionné : c’est-à-dire, que les vertus que notre Seigneur le Christ nous a invités à pratiquer sont à l’extrême de la grâce (fī ġāyat al-tafaḍḍul)) ; et que celle-ci est plus parfaite, en tant que vertu, que la justice.

 

Nous disons donc ceci : les facultés de l’âme sont trois ; c’est ce que nous ont indiqué les premiers principes : ce sont les facultés appétitive (qūwwa šahwāniyya), irascible (ġaḍabiyya) et rationnelle (nāṭiqa). Le système le plus correct est celui où les facultés appétitive et irascible se laissent conduire par la faculté rationnelle. Quand chacune des deux se laisse tout-à-fait subjuguer et qu’elles se font conduire par la faculté rationnelle.

 

Quant à la faculté appétitive, c’est sa manière de faire et son genre de vouloir obtenir ce qu’elle désire et de simplement le posséder. Or, voilà ce que disait (le Christ) dans ce qu’il prescrivait à ses amis : « Ne cherchez pas à acquérir quoi que ce soit ! » (Mt 10, 9-10). Et si nous obéissons à ce commandement, l’objet des passions sera retranché de nous et son emprise sur nous s’affaiblira ; et c’est la faculté rationnelle qui dominera celle-ci. Elle se procurera ce qu’elle acquiert, dans la mesure du besoin pour la subsistance et pas plus. En faisant cela, on est pris par la compassion, le détachement, puis le renoncement de vouloir posséder des objets. Il ne reste donc plus aucun pouvoir ni aucune autorité de cette faculté sur nous, car (le Christ) l’a orientée vers la faculté rationnelle.

 

(Le Christ) en vient ensuite à ce qui constitue l’âme irascible (al-nafs al-ġaḍabiyya), ou si tu veux, la faculté irascible. Or, (le Christ) nous a demandé d’être bienfaisants envers nos ennemis, de prier pour eux, de se laisser conduire à faire ce qu’ils nous demandent, de les aider et de les aimer. Et il veut dire par cela que les actes que nous produisons envers eux soient comme ceux que nous produisons envers ceux qui nous sont chers.

 

Et il en vient ensuite à la faculté rationnelle, en disant : « Scrutez les sciences et vous y trouverez la vie pour vos âmes » (Jn 5, 39) ; et il a dit par ailleurs : « Le Royaume des cieux est enfermé en vous » (Lc 17, 21) ; et il signifie par cela la faculté rationnelle qui est en nous, quand elle agit comme il faut.

 

Si la manière de faire de chacune des facultés de l’âme est au maximum de ce qui lui est propre de faire pour qu’il y ait grâce (tafaḍḍul), ce qui est la meilleure des vertus, il ne leur reste plus de défaut qui introduirait un manque à la Loi (du Christ). (Si cela était le cas) cela impliquerait qu’il faudrait envoyer un messager qui établirait une autre loi qui nous réformerait. Il est donc évident qu’on n’a pas besoin d’abroger cette Loi (nasḫ hāḏihi al-šarīʿa) – je veux dire : la Loi chrétienne (al-naṣrāniyya) – par une autre loi, autre qu’elle. Il n’est pas permis en effet qu’elle soit abrogée (tunsaḫ)118 par une loi qui nous abaisse par rapport à la vertu à laquelle nous sommes appelés ; cela est vraiment impossible ! Il est en effet détestable pour une raison saine (de voir) que le chemin de la vertu parfaite (al-faḍīla al-kāmila) est clair et que nous y sommes (déjà) invités, et qu’ensuite revienne un envoyé pour nous inviter à autre chose (qui ne mène pas à l’excellence). En faisant ce deuxième appel, (Muḥammad) se présente comme quelqu’un qui dirait ceci : « Rejetez la vertu qui est parfaite, pour en revenir à ce qu’elle n’est pas. » Or, cela ne fait pas partie des attributs du (Dieu), le Bienveillant (al-Ǧawwād) et Sage (al-Ḥakīm).

 

[2. Les thèmes de l’Union, la Trinité et la Prophétie]119

J’ai trouvé qu’ (Abū al-Qāsim) – qu’il soit agrée par Dieu – a réduit le nombre de points d’opposition entre les chrétiens et lui. Car je n’ai pas trouvé de mention de la question de l’Union (al-ittiḥād), que les gens de sa communauté ne reconnaissent pas – que Dieu les assiste. Si je n’avais pas horreur d’allonger le discours, j’en démontrerais la nécessité et le fait qu’elle s’impose. D’ailleurs, j’ai déjà indiqué (auparavant) qu’il y avait réduction concernant les points d’opposition entre Abū al-Qāsim et les chrétiens.

 

Quant à la réponse à ce qu’il dit, qu’ils affirment qu’Il est trois choses (ašyāʾ) – ce qui implique une division en parties (al-taǧazzuʾ) – la voici : cela est déjà contenu dans ce que nous avons mentionné en expliquant la Trinité et ce que croient les chrétiens à ce sujet. Or, ce que disent les chrétiens s’impose à Abū al-Qāsim comme cela s’impose à eux. (En effet), si la multiplicité ne s’impose que du point de vue des attributs, et que les attributs sont nécessaires à l’ensemble de l’essence et non pour une partie d’elle, elle (l’essence) ne se divise pas en parties. Donc, il est faux de parler de partition (al-taǧazzuʾ) et de division (al-taqsīm).

 

Et il (Abū al-Qāsim) dit : « Il en est de même de la prophétie : ce qu’on leur dit à ce sujet, c’est ce qu’on dit aux juifs. » La réponse à cela, nous l’avons déjà mentionnée précédemment. Après ce que notre Seigneur le Christ nous a appelé à faire, il est inutile qu’il y ait un messager qui appelle à quelque chose à laquelle nous invitent Moïse ainsi que notre Seigneur le Christ ; puisqu’ils ont adopté les deux manières de se conduire, qui sont : la justice et la grâce. Ce sont les deux voies supérieures, et il ne reste plus de troisième voie de vertu à laquelle on serait invité et appelé.

 

Abū al-Qāsim a dit : « Quant à la Trinité (al-taṯlīṯ) et la façon dont ils (les chrétiens) la traitent, nous prenons leur argument tel qu’ils l’ont employé et suivi, et il sera critiqué, comme nous allons le décrire si Dieu le veut. »

 

 Le répondant (Ibn Zurʿa) dit : Abū al-Qāsim a réussi à proposer une méthode parfaite pour le théologien (li-l-mutakallim) : si une personne veut critiquer un argument, il faut qu’elle donne une preuve qui annule cet argument. Si cette preuve que présente le théologien (al-mutakallim) est juste, et que la personne qui reçoit la critique la refuse, il se déshonore par ce refus, alors que ni la preuve, ni celui qui l’a prononcée ne se trouveront déshonorés.

 

[3. Trois autres arguments concernant la Trinité]

[3.1. La perfection (al-kamāl)]

Abū al-Qāsim dit : « Nous sommes arrivés à la conclusion que (les chrétiens) font erreur quand ils disent ce qui suit : “Il se fait que celui qui n’a pas de fils est imparfait (nāqiṣ) et que celui qui a un fils, est plus parfait (akmal). Il s’impose donc que nous attribuions à (Dieu) l’attribut qui implique la perfection (al-kamāl) et la supériorité (al-faḍl).” On leur dira donc : dites donc qu’Il a deux yeux et deux bras, pour la même raison. »

 

Le répondant (Ibn Zurʿa) dit : Cette erreur qu’il évoque n’est pas une erreur que les savants chrétiens vont accepter. C’est clair que (ce qu’il dit là) est faux d’un certain point de vue ; mais ce n’est pas le point de vue sur lequel s’appuie Abū al-Qāsim. Une chose est considérée imparfaite seulement quand il lui manque la qualité (al-faḍīla) qui appartient à son genre (al-ǧins) et qui est propre à son espèce (al-nawʿ). Quand il lui manque une qualité qui n’est pas de son genre, mais qu’elle appartient à autre chose, ce n’est donc pas une imperfection (naqṣ) ou un défaut (ʿār) à elle. En effet, la vitesse de la course du cheval est une des qualités qui appartiennent au cheval. Mais on ne considérera pas que l’homme soit imparfait quand on ne lui trouve pas cette vitesse ! Sentir les odeurs de très loin est une des qualités du vautour (al-raḫam) ; et l’homme n’est ni imparfait ni infirme si cela lui manque.

 

Et s’il en est ainsi, tel qu’il apparaît par induction de ce que j’ai dit, il n’y a pas d’imperfection (naqṣ) quand il n’y a pas besoin de descendance (al-aḫlāf). (Or, c’est le cas de Dieu), car son essence ne tend pas vers le néant, pour qu’elle ait besoin d’une descendance et que son espèce subsiste. Ce qui a besoin de descendance, c’est ce qui tend vers la corruption (al-fasād) ; son espèce en effet ne peut subsister quand son essence vient à s’anéantir ; (cette descendance) en effet est la cause pour que celle-ci (puisse continuer à) exister et à persister. (Dieu) qui subsiste sans déclin (zawāl), ni disparition (nafād), n’a pas besoin de descendance ; ce n’est que ce qui périt et décline qui en a besoin.

 

Ce que Abū al-Qāsim (a mis en avant) pour s’opposer (à ce que disent les chrétiens) comme étant une erreur, se réduit à affirmer que l’imperfection concerne l’essence, quand il lui manque quelque chose ou quelque chose de ses actes et de ses capacités. Or, cela implique que le Créateur – qu’Il soit exalté – doit nécessairement, d’une certaine manière, manquer (de quelque chose). Or, cela n’est le cas que si (le Créateur) serait égal à d’autres choses pour ce qui est de leurs actes, du fait d’être créé, de leurs manières d’agir et de leurs capacités. Or, (affirmer quelque chose de pareil), c’est une chose d’abominable. Ce qui ne restera pas caché à ceux qui ont quelque peu de raison et de la perspicacité, même si elle est assez faible.

 

[3.2. Le Verbe et la Vie]

Abū al-Qāsim dit : « (Les chrétiens) affirment que le Fils est Verbe (nuṭq), que l’Esprit est Vie (ḥayāt) et que celui qui est sans parole (laysa bi-nāṭiq) est muet, alors que celui qui n’a pas d’esprit, est mort (mayyit). On leur dira : celui qui n’agit pas (laysa bi-fāʿil) est impuissant, ou bien il renonce (à tout acte), ou il lui est impossible d’agir. En ce cas-là, dites donc qu’Il ne cesse pas d’agir ou qu’il ne renonce (nullement à tout acte), pour que vous puissiez rejeter (de lui attribuer) l’impuissance et qu’il y ait impossibilité que se produise l’acte. Celui qui n’a pas de main est, pour sa part, paralysé ; et celui qui n’a pas d’œil est aveugle ; et celui qui n’a rien de masculin, est féminin. »

 

Le répondant (Ibn Zurʿa) dit : Abū al-Qāsim avance ici une autre erreur qu’il attribue aux chrétiens, et sur laquelle ils s’appuient (pour démontrer) l’existence de la Trinité. Il raconte en effet qu’ils affirment que « le Fils est Verbe (nuṭq) et que l’Esprit est Vie (ḥayāt) ». Or, il ne s’impose pas à celui qui affirme quelque chose par métaphore (al-istiʿāra), que l’objet de la comparaison ressemble en toute chose à ce qui est comparé à lui. Il dit que « celui qui est sans parole (laysa bi-nāṭiq) est muet » ; mais je ne connais absolument personne parmi les communautés des chrétiens qui pense que (ce que signifie) la notion (maʿnā) de « Verbe » (nuṭq) soit le contraire de « muet ». (Pour eux), par contre, (cette notion) est le contraire de « animalité » (al-bahīmiyya). Et quand ils qualifient le Créateur – que son Nom soit exalté – d’être « Vivant » ils ne pensent pas que cette notion est le contraire du fait d’être « mort » (al-maytūta), mais qu’elle est plutôt contraire au « néant » (al-ʿadam).

 

En somme, la raison qui, d’après eux, oblige les chrétiens (à affirmer) la Trinité, ce ne sont pas (toutes) celles qu’il a mentionnées, mais c’est une autre. Car ils croient qu’il est des attributs du Créateur – qu’Il soit exalté – de connaître toute chose, alors que son essence est simple (maʿa basāṭat ḏātihi). Or, le fait de saisir les choses connaissables (al-maʿlūmāt) implique nécessairement l’intellect (al-ʿaql) de celui qui saisit. Du fait de sa simplicité (li-basāṭaṭihi), et sous ce point de vue, nécessairement, (le Créateur) n’est pas intelligeant (ʿāqilan), mais Il n’est qu’intellect (ʿaql). Car, du point de vue de sa simplicité, Il n’a pas besoin du tout de s’approprier la connaissance des choses au-delà de l’intellect. Car le premier objet de connaissance de l’intellect est en effet sa propre essence, comme cela a déjà été démontré dans les livres sur l’intellect. Et étant intellect, il n’est pas nécessaire à son essence d’être aussi l’intelligible de son essence. Mais en étant intelligible de son essence, il devient intelligeant de son essence. Cette essence possède alors trois attributs essentiels (ṯalāṯ ṣifāt ḏātiyya), quand on reconnaît sa connaissance de tout autre existant ou certains existants, cʼest-à-dire qu’il est intellect, intelligeant et intelligible. On donne à ces trois attributs l’appellation de « Père, Fils et Esprit » ; et ceux-ci symbolisent (rāmiza) celles-là et invitent à examiner ce qu’est leur véritable réalité (ḥaqīqatuhā), pour que, par la recherche, nous obtenions la perfection de la connaissance se rapportant au Créateur (bi-amr al-Bāriʾ) – qu’Il soit loué ! Car les choses simples (al-basāʾiṭ), les choses que les sens ne saisissent pas (al-baʿīda ʿan al-ḥawāss), ne se connaissent seulement, soit par analogie (bi-l-munāsaba) entre elles et entre ses objets de connaissance (maʿlūmātuhā), soit par analogie entre elles et entre leur essence.

 

Moïse – sur lui la paix – nous a montré par rapport à l’advenir (des choses) et comment on décrit la création des créatures, (qu’il y a) analogie (al-munāsaba) entre la cause et les choses causées, du fait que l’existence du causé implique nécessairement l’existence de la cause. Notre Seigneur le Christ (nous a indiqué) une autre façon par laquelle nous connaissons ce que nous ne connaissons pas par les sens (baʿīd ʿan al-ḥawāss), quand il a mentionné un deuxième mode de connaissance, un mode parmi les deux modes de connaissance, celui de l’analogie entre lui (le Christ) et son essence (Dieu). De cette façon la connaissance du Créateur se parfait. Et voilà la réponse à ce que (Abū al-Qāsim) avance que toute chose à laquelle il lui manque quelque chose (ʿadam) qui est en fait une qualité d’autre chose, on doit lui attribuer d’être imparfaite parce que cela lui manque (ʿadam) à son essence. Et voilà ce qui suffit à ce sujet.

 

[3.3. La Paternité et la Filiation]

Abū al-Qāsim dit ceci : « (Les chrétiens) trouvent dans leur Livre que le Christ a dit “Je pars vers mon Père et votre Père.” S’ils allèguent que ces paroles impliquent que le Christ est son Fils, comme ils le croient, il s’ensuit que tous ceux auxquels il a adressé la parole sont eux aussi fils de Dieu. »

 

Le répondant (Ibn Zurʿa) dit : Par Dieu, si vraiment ils prétendent ce que (Abū al-Qāsim) a mentionné, ce qu’il dit s’ensuit nécessairement. Mais si (les chrétiens) ne l’affirment pas, cela ne s’impose pas à eux. Car en effet, la notion (maʿnā) de « fils » veut dire pour eux deux choses. Une des deux, c’est que le fils est de la nature de son père, tels que nous le sommes par rapport à nos pères ; et cette analogie (al-munāsaba) implique l’égalité (al-tasāwī) des deux éléments de l’analogie (al-mutanāsibayn) dans la substance (al-ǧawhar) et la nature (al-ṭabīʿa). Le deuxième (sens de « fils ») consiste en une relation par choix (nisba iḫtiyāriyya) de la même façon que l’homme se relate à celui dont il imite les actions. On dira donc chez (les chrétiens) de ceux qui imitent Dieu dans l’action du bien, qu’ils sont des « fils de Dieu ». Et il en est de même de ceux qui imitent les actions mauvaises du diable, qu’ils sont des fils du diable. Ils appellent aussi « fils » dans un troisième sens, plus général. Le causé (al-maʿlūl) par rapport à la cause ressemble à la relation entre le fils et le père : à cause de cette ressemblance, ils font du causé un fils et de la cause un père. Mais par rapport à la parole (du Christ) « Je pars vers mon Père et votre Père », les chrétiens ne croient pas que l’aspect de « paternité » (al-ubuwwa) par rapport à lui (le Christ) et par rapport à eux est le même. Ils pensent que c’est différent, car l’aspect de la paternité est naturel (ṭabīʿiyya) chez celui qui parle (al-qāʾil) et elle est d’imitation (al-iqtidāʾ) des actes chez ceux auxquels la parole est adressée (al-muḫāṭabīn).

 

[4. Abū al-Qāsim cite al-Iskāfī concernant la filiation]

Abū al-Qāsim dit : « Al-Iskāfī a posé cette question (aux chrétiens) : “N’est-ce pas que le père a un fils ?” Les chrétiens ont dit : “Si !” Et il leur dit : “Et le fils n’a pas de fils ?” Les chrétiens ont répondu : “C’est ainsi !” Alors al-Iskāfī a répondu : “Comment ce fait-il alors que celui qui a un fils est (le même que) celui qui n’a pas de fils ? Et comment serait-il possible que le fils soit autre que Dieu ?” »

 

Le répondant (Ibn Zurʿa) dit : Cette question n’est pas conforme à ce qu’Abū al-Qāsim a attribué aux chrétiens au sujet de la Trinité. Car il a fondé leur Trinité sur la partition (al-taǧazzuʾ) et la multiplicité (al-takṯīr). Il s’ensuit que la construction de leur Trinité est basée sur l’unité de l’essence (waḥdāniyyat al-ḏāt) qui est caractérisée par ces attributs. Or, si la paternité et de la filiation signifient les attributs de l’essence, dans un sens littéral du terme (ʿalā ẓāhir al-lafẓ), alors ce qu’al-Iskāfī a mentionné s’impose. Mais la signification de ceux-ci est celle que nous avons mentionnée quand nous disions que la notion de « Père » est celle d’« intellect », et que la notion de « Fils » est celle d’« intelligeant ». Rien n’empêche à ce que quelque chose qui est un, soit intellect et qu’il soit intelligeant de sa propre essence en même temps ; et que la même chose soit intellect, intelligeant et intelligible. (Et s’il en est ainsi), l’impossibilité qu’al-Iskāfī a voulu imposer ne s’ensuit pas ; c’est-à-dire que la même chose soit père et non-père en même temps. Et pour ce qui concerne son affirmation que « le père n’est pas le fils » : pour dire la vérité, toute chose doit être, soit une certaine chose, ou autre chose. Et si le père n’est pas le fils, il est donc autre chose ; et ceci n’est pas impossible, tout comme il n’est pas impossible de dire que (la notion de) sage (ḥakīm) – qui est une notion qui rassemble l’essence et la sagesse – soit autre que la notion de bienveillant (ǧawād). Si on regarde le sujet de ces attributs d’une façon abstraite, celui-ci est un et il n’est multiple d’aucune façon ; mais si on regarde le sujet (de ces attributs) en les visant l’un après l’autre, alors l’essence, avec chacun de ces attributs, est différente que celle décrite autrement. Et elle sera donc une d’un point de vue de l’essence (abstraction faite des attributs), et multiple d’après les attributs. Elle sera « père » du point de vue qu’elle est intellect et cause, et elle sera « fils » du point de vue qu’elle est intelligente et causée. Cela n’est donc pas impossible. Ce qu’al-Iskāfī voulait imposer aux chrétiens est donc faux.

 

[5. Abū al-Qāsim cite al-Iskāfī concernant l’adoration du Christ]

Abū al-Qāsim dit : « (Al-Iskāfī) leur a demandé aussi : si vous adorez le Christ, alors que le Christ est Dieu et homme, vous adorez donc l’homme ; et celui qui adore l’homme est un mécréant, aussi bien pour nous que pour vous. »

 

Le répondant dit ceci : Si nous situons le Christ là où il mérite d’être honoré (al-taʿẓīm) et déifié (al-taʾalluh), cela nous le faisons grâce aux deux essences (al-ḏātayn) dont il est constitué (mutaqawwam minhumā). Car nous le qualifions d’être Dieu d’après une des deux essences dont il est constitué ; c’est-à-dire l’essence de Dieu le Fils. Il n’est en fait pas étrange que quelque chose soit honoré sous certains aspects, alors que certaines de ses parties, prises à part, ne méritent pas du tout d’être honorées comme l’est honorée l’autre partie. Prenons par exemple l’homme Zayd, dont une de ses parties mérite d’être honorée, c’est-à-dire l’intellect. Alors qu’il ne le mérite pas pour autant qu’il mange beaucoup ; et ce n’est pas non plus parce qu’il est souple de nature ou qu’il ne le soit pas ; et ce n’est pas non plus parce qu’il a les membres d’un être féminin ou masculin. Quand nous honorons Zayd, par exemple, ce n’est pas pour toutes ces raisons, mais parce qu’il est intelligeant (ʿāqil) et qu’il est le fils d’un tel chef, dont la position auprès du sultan est une telle position. Et s’il est possible qu’une seule chose a plusieurs états (aḥwāl), dont certains méritent d’être honorés et d’autres pas, on honorera donc l’ensemble en vertu de certaines parties (qui le méritent). S’ensuit de cela la fausseté de ce qu’al-Iskāfī voulait imposer aux chrétiens (comme conséquence de ce qu’ils disent) : l’adoration de l’homme.

 

[Épilogue]

Mon cher monsieur – que Dieu fasse que je serve pour toi de rançon ! – : ce qu’Abū al-Qāsim a mentionné – que Dieu lui soit miséricordieux – pour réfuter les chrétiens, je l’ai expliqué dans la mesure de mes faibles capacités, le cœur troublé dans sa réflexion. Je demande à Dieu qu’il m’accorde le bienfait de sa guidance, Lui qui est mon Seigneur ; et cela par sa grâce, sa grandeur, sa générosité et sa bonté. Et qu’Il me pardonne pour la distraction, si elle se trouve, et l’erreur, si elle existe. Toi qui connais le temps et ses parties, et le travail pour lequel nous nous sommes engagés, l’attention que nous y avons portée pour y réfléchir et mener à bien cette tâche – in šāʾ Allāh Taʿālā !

 

 

Notes :

 

118 Tunsaḫ illā bi-šarīʿa : il nous semble que illā est une faute de copiste.

 

119 Ibn Zurʿa donne ici clairement l’impression de citer hors contexte des extraits du livre d’Abū al-Qāsim, qui à certains moments reprend des sujets qu’il avait déjà abordés et continue ensuite à réfuter trois arguments de chrétiens concernant la Trinité, (1°) la perfection, (2°) le Verbe et la Vie, (3°) la Paternité et la Filiation ; le livre d’Abū al-Qāsim devait contenir ensuite deux références à al-Iskāfī, (1°) une concernant la Filiation, et (2°) une concernant l’adoration du Christ.

 

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