Le sarrasin : D'où vient-il, évêque, que chez vous, la monogamie est mieux considérée que la polygamie ? En effet, puisque vous dédaignez la polygamie, vous devriez refuser la monogamie, car ce qui est mal en soi l'est dans chacune de ses expressions, et ce qui est bien en soi de même. Et cela s'exprime selon les nécessités de chacun.
Théodore : Ce cas particulier ne se distingue pas de la généralité de la même manière que telle personne particulière se distingue de l'humanité en général. En effet, ce cas particulier est contraire à la généralité, comme la mesure s'oppose à l'excès, ou la bonne gestion à l'avarice.
Le sarrasin : Convaincs moi, non pas sur la base des écrits d'Isaïe ou de Matthieu, que je ne comprends pas bien, mais sur la base de concepts indispensables et généralement admis [1].
Théodore : C'est comme tu veux, j'ai une grande réserve d'arguments pour te satisfaire. Pourquoi la femme se marie-t-elle ?
Le sarrasin : Je ne sais pas.
Théodore : Pour deux raisons : le plaisir et la procréation. [2]
Le sarrasin : C'est évident.
Théodore : Depuis Adam, le premier homme, jusqu'à nos jours, saurais-tu me dire s'il y a un homme à qui Dieu ait accordé de plaisirs plus variés qu'à lui, Adam ?
Le sarrasin : A aucun.
Théodore : A-t-il été privé en quoi que soit d'une forme de plaisir ?
Le sarrasin : Certes non.
Théodore : Et combien lui a-t-il été donné de femmes ?
Le sarrasin : Une seule
Théodore : Il est par conséquent clair que le plaisir obtenu d'une femme est plus parfait qu'avec plusieurs.
Le sarrasin : Je dois être d'accord. Néanmoins, il semble qu'avec plusieurs femmes on a plus d'enfants.
Théodore : A ton avis, y a-t-il eu une époque qui ait eu plus besoin de fécondité que l'époque d'Adam ?
Le sarrasin : Aucune
Théodore : Il s'avère donc que d'avoir une seule femme a plus de sens en matière de fécondité que d'en avoir plusieurs. Et n'est-ce pas une pensée opposée à Dieu et favorable à la chair qui caractérise ceux qui ont institué la polygamie à une époque où l'humanité était déjà nombreuse, alors que le Créateur du monde avait instauré la monogamie tandis que le monde n'était que très peu peuplé ?
Le sarrasin, craignant de s'avouer vaincu, et tentant de camoufler la honte de sa doctrine dit : Propose-moi un autre exemple.
Théodore : Un maître avait deux esclaves, envoyés en voyage. L'un avait la permission de s'habiller avec la quantité de vêtements qu'il souhaitait tandis que l'autre, par contre, reçut l'ordre de ne mettre qu'une seule tunique [3]. Et si l'un d'entre eux venait à avoir froid, qu'on lui donnât quatre-vingt coups de fouet. Le maître qui a donné de tels ordres est-il a ton avis juste, ou injuste, en particulier si celui à qui il a été ordonné de ne mettre qu'une chemise est le plus faible des deux ?
Le sarrasin : Injuste
Théodore : Par conséquent vous accusez Dieu d'injustice, puisque vous dites qu'il n'a accordé à la femme, qui est plus faible pour résister au désir, de n'avoir que le quart d'un mari, et à l'homme qui, par contre est plus patient, d'avoir quatre femmes, quel que soit le nombre de concubines [4]. C'est lui aussi qui dit que la peine pour l'adultère, ce sont quatre-vingt coups de fouet. Que peut il y avoir de plus injuste que de telles règles ?
Le sarrasin : Donne-moi un autre exemple.
Théodore : Qu'est ce qui réjouit le plus Dieu dans les relations humaines : la paix ou le conflit ?
Le sarrasin : La paix
Théodore : Si un homme a plusieurs femmes, penses-tu qu'il aura plus de paix que s'il n'en avait qu'une ?
Le sarrasin : Cela dépend : des fois c'est vrai, des fois il en est autrement.
Théodore : Se peut-il qu'elles s'aiment entre elles ?
Le sarrasin : Non
Théodore : N'empoisonnent-elles pas la vie de leur mari en même temps qu'elles s'empoisonnent entre elles ? Les disputes qui s'élèvent dans leurs familles ne créent elles pas des désordres permanents ? La monogamie par contre rapproche les familles des deux époux, auparavant éloignées, et si elles étaient séparées, les rassemble.
Le sarrasin : En effet.
Théodore : Par conséquent, pour nous, la monogamie est plus honorable, plus sainte, et plus agréable à Dieu. Mais si tu le souhaites, je peux te donner un autre exemple.
Le sarrasin : A peine ai-je ouvert pour toi mes oreilles que tu m'as presque fait chrétien. Pour moi j'en ai assez.
Texte grec : traité 24, PG 97, col 1556 ; traduction anglaise : Lamoreaux, "Theodore Abu Qurrah translated" p 220 ; traduction russe : Sablukov in "миссіонеръ" n° 23, p 184 (11° traité) ; traduction française partielle : Khoury, "Apologies byzantines" p.
1. "Par des principes généralement admis" Cf. TAQ 3, note 2
2. Notons, au passage, la "modernité" de la question de Théodore Abu Qurrah : il ne demande pas pourquoi l'homme se marie, mais la femme. Et il place le plaisir avant la procréation dans les raisons pour lesquelles elle se marie.
3. Cette comparaison entre le mariage et le vêtement doit être mise en relation avec ce passage du coran : "vos femmes sont un vêtement pour vous et vous un vêtement pour elles" (Coran II, 187)
4. La polygamie est en effet autorisée dans le coran (4.3) "Il est permis d'épouser deux, trois ou quatre parmi les femmes qui vous plaisent, mais si vous craignez de n'être pas justes envers celles-ci, alors une seule. " En revanche, la polyandrie est rigoureusement proscrite, encore qu'il faille noter que cette interdiction est adressée à l'homme : il n'a pas le droit d'épouser une femme qui a déjà un mari, l'opinion ou le désir de la femme n'entrant pas en ligne de compte. (coran 4.22-24)
Outre ces épouses légitimes, qu'il peut d'ailleurs répudier (coran 4.20), l'homme peut aussi prendre pour concubines les femmes esclaves qu'il possède (coran 70.29-30).
En cas d'adultère ou de débauche, le coran prévoit un même châtiment de 100 coups de fouet pour l'homme et la femme (coran 24.2). Cependant cette apparente égalité de traitement est fortement contrebalancée par le fait qu'un homme déjà marié peut sans difficulté prendre une épouse ou une concubine supplémentaire, quitte à la répudier par la suite, possibilité dont ne disposent absolument pas les femmes.
Dans notre texte, il est question de 80 coups de fouet, ce qui correspond en fait au châtiment appliqué à celui qui accuserait faussement d'adultère une épouse légitime (coran 24.4)