• Theodore Abu Qurrah

    De l'usage de la raison pour discerner la vraie religion

     Extrait du traité arabe "Sur l'existence du Créateur et de la vraie religion"[1]

     Thème : Un homme "innocent", descendu de sa montagne où il n'avait jamais côtoyé personne dut un jour se rendre dans la vallée. Là, ayant rencontré tour à tour des païens, des mazdéens, des samaritains, des juifs, des chrétiens, des manichéens, des marcionites, Bardesane et finalement des musulmans – qui tous lui dirent qu'eux seuls possédaient la vraie religion. Ainsi perplexe, il se mit en recherche d'une voie de discernement.

    [Recherche d'une voie de discernement]

     Après avoir rencontré tous ces gens et réfléchi sur leurs discours respectifs, je vis que tous s'accordaient sur trois points, où ils étaient pourtant en désaccord;

    Chaque groupe, en effet, sauf un ou deux, affirmait comme les autres reconnaître un dieu, et du licite et de l'interdit, et une récompense et un châtiment. Mais ils divergeaient sur les attributs de leurs dieux, sur ce qui leur était licite ou interdit; sur la récompense et le châtiment à venir.

    Je me remis à méditer, et je me dis : "Il convient que Dieu; dans sa bonté et sa générosité, voyant ses créatures dévier du culte véritable leur envoie uns messager avec un Livre qui le leur fasse connaître, et les détourne de leurs péchés pour les ramener à Lui. Or, en fait, une quantité de messagers et de Livres se sont présentés, en désaccord les uns avec les autres. Leur cas doit être l'un des deux que voici : soit aucun ne vient vraiment de Dieu, soit un seul d'entre eux en vient. A ce qu'on sait de la générosité et de la sollicitude de Dieu pour ses créatures, il semble- qu'il y ait bien un messager véritable. Mais par quel moyen reconnaître ce messager unique ?

    [ Allégorie du messager envoyé par le roi à son fils malade]

    Il me vint alors à l'esprit que cette histoire ressemblait à celle du fils d'un roi, dont le père vivait caché à l'abri des regards : personne ne l'avait jamais vu en dehors de ses amis et de ses dignitaires particuliers. Une affaire se présenta dans un certain pays, et il y envoya son fils, encore tout jeune. Il le fit accompagner, pour le protéger contre ce qui est malsain, par un de ses médecins, qu'il institua aussi conseiller du prince. Or, ni son fils ni le médecin ne l'avaient jamais vu.

    Le jeune homme partit en voyage et finit par atteindre ce pays lointain, mais il perdit son médecin[2]; se négligea et tomba dans les maladies.

    Son père le sut. L'affection qu'il avait pour lui l'empêchait de l'abandonner ou de l'induire en erreur.

    Il envoya à son fils une lettre en trois points.

    Son premier point était de faire sa propre description.,

    Le deuxième décrivait la maladie du jeune homme, exposait quelles pratiques et nourritures malsaines en avaient été la cause, et lui défendait d'en user."

    Le troisième point lui décrivait un remède. Il lui apprenait comment la guérison en viendrait, et comment il devait se comporter pour jouir d'une santé permanente que ne troublerait jamais ni infirmité ni malaise. Il lui ordonnait de boire ce remède pour retrouver la santé.

    Le roi appela un de ses messagers[3], lui confia la lettre et lui ordonna de rejoindre son fils et de la lui remettre. Le messager saisit la lettre et partit pour l'apporter au jeune homme.

    Or, le roi avait de nombreux ennemis ou envieux, qui ne pouvaient lui nuire en rien à cause de sa puissance. Quand ils surent que son fils était tombé malade, que le roi en avait du souci et lui avait envoyé à ce sujet un messager avec une lettre, ils trouvèrent l'occasion de blesser le roi – s'ils le pouvaient – en la personne de son fils. Chacun d'eux se hâta de préparer un messager et d'inventer une lettre fleurie, prétendument du roi. Celui-ci y faisait. mensongèrement sa propre description, défendait au jeune homme ce qui lui aurait fait du bien et lui ordonnait ce qui lui ferait du mal. De plus, chaque ennemi lui envoya un "remède" qui, lorsqu'il le boirait, le tuerait.

    Leurs messagers prirent les lettres, se mirent en route et arrivèrent avant que le véritable messager du roi n'ait remis sa lettre.

    Ils se présentèrent donc tous au complet devant le fils du roi et lui remirent leurs lettres. Il les lut : voici qu'elles étaient toutes en désaccord sur la description du roi, sur ce que sont père lui ordonnait et lui défendait, et aussi sur les remèdes à prendre. Alors, il les convoqua.

    Ils se rassemblèrent devant lui. L'un d'eux s'avança vivement et dit : "J'ai été envoyé par le roi auprès de toi avec la lettre que je t'ai remise." Mais un autre dit au prince : "II ment ! Ce n'est pas le messager du roi, mais c'est moi, son messager, avec la lettre que je t'ai remise !" Un troisième éleva la voix : "Tous les deux sont des menteurs ! C'est moi le messager du roi." Chacun se mit alors ai accuser son voisin, et tous les autres, de mensonge, tout en affirmant sa propre qualité. Le véritable messager était parmi eux, déniant et dénié, tout comme les autres, sans rien qui le distingue. Le fils du roi tomba dans la perplexité, ne sachant qui croire.

    Le médecin[4] lui dit alors : "Renvoie-les pour l'instant, et je vais tirer au clair pour toi cette affaire : car je suis médecin, et c'est mon métier de connaître ces choses.

    Voilà donc que leurs lettres se contredisent : c'est qu'une seule, au mieux, vient du roi. Mais tous s'y accordent sur trois points. Premièrement, le roi t'y fait savoir comment il est. Deuxièmement, il te fait savoir les faiblesses qui t'ont rendu malade, et il te défend d'y céder, et il t'indique la conduite qui te guérira: Troisièmement, il décrit le remède qui te donnera santé et félicité dans une vie éternelle sans infirmité ni maladie.

    Comme je te l'ai dit, je suis médecin, et je connais les faiblesses qui ruinent la santé, et les conduites qui la réparent. Je connais, de plus, les traits de ton père par ta ressemblance à lui, parce que tu es son fils, même si tu ne l'as pas vu[5].

    Au travail ! Commençons par examiner les remèdes proposés par tous ces messagers, les ordres et les défenses que te fait le roi dans ses lettres, et ses propres descriptions de lui- même. Le messager qui apporte le remède bienfaisant pour l'éternité et dont la lettre décrit, d'une part, pour te les défendre, les faiblesses dont je sais qu'elles conduisent à la maladie ainsi que pour te l'ordonner, ce qui donne la santé ; et d'autre part les traits de ton père qui correspondent à la ressemblance que tu en offres à la comparaison, c'est lui le vrai messager de ton père, et nous le recevrons. Tout messager qui contrevient à nos critères, nous le rejetterons."

    Ils rassemblèrent donc les remèdes, et le médecin les examina. Chacun était différent, et toutes les lettres défendaient au prince ce qui lui aurait fait du bien et lui ordonnaient, ce qui devait le rendre malade; sauf au contraire, la lettre qu'accompagnait le remède bienfaisant. De même, quant à l'auto-description du roi que contenaient les lettres.

    Le médecin en compara les traits à ceux du jeune homme. Aucune descriptions ne lui- ressemblait, sauf celle de la lettre qui décrivait justement ses maladies, et s'accompagnait du remède bienfaisant.

    Le fils du roi prit alors cette lettre et ce remède, les mit en œuvre et s'en tint à eux. Il fit appeler celui qui les avait apportés et le reconnut comme le véritable messager du roi.

    Quant aux autres, il les convainquit de mensonge, puis les expulsa brutalement et les bannit de sa présence.

    [Explication. de l'allégorie, et méthode à suivre]

    Le père caché, c'est Dieu (qu'il soi béni et exalté !).

    Son fils, c'est Adam et sa descendance.

    Le médecin; c'est la raison qui lui a été donnée : par elle, il connaît Dieu ; par elle, il connaît le bien et le met en action ; par elle, il connaît le mal et s'en abstient.

    La perte du médecin[6] par le fils et sa chute dans la maladie, c'est la perte de la raison par Adam lui-même et sa chute dans le péché, sa sortie du paradis pour venir sur la terre, sa nouvelle inclination à la vie du bas monde comme les animaux.

    L'envoi par le père d'un messager à son fils, c'est l'envoi par Dieu d'un messager de vérité à ses créatures, avec son Livre où il leur fait connaître les véritables attributs sous lesquels il faut l'adorer, l'interdiction qu'il leur fait de tout mal et de toute faute, avec l'ordre qu'il leur donne de faire le bien en ce monde, et le bonheur des bons dans l'autre vie (son paradis éternel), et avec sa menace pour les méchants, d'un enfer où le feu ne s'éteindra pas. Telle est la seule religion véritable.

    Les ennemis du roi qui voulurent lui porter atteinte en la personne de son fils, qui préparèrent des messagers et des lettres, et les envoyèrent, au prince pour le faire périr, ce sont les démons. Le messager de Dieu est venu en ce monde avec son Livre authentique et tous se sont réunis contre l'homme, chacun démentant ses adversaires et appelant les gens à le suivre. Le messager de la vérité est parmi eux, comme les autres jusqu'à l'Heure[7], inconnu."

    Ceux dont j'ai raconté plus haut qu'ils m'ont abordé un à un quand je descendis de la montagne appellent les hommes à leur suite. Ce sont les païens, les mazdéens, les samaritains, les juifs, les chrétiens, les manichéens, les marcionites, les bardesanites et encore d'autres religions. Il y a beaucoup de désaccords entre les religions, et encore nous sommes-nous borné aux huit ou neuf que nous avons caractérisées.

    Il nous faut maintenant procéder comme le sage médecin, laisser les Livres de côté, et interroger la raison : "Comment, par leur ressemblance à la nature de l'homme, reconnais-tu les attributs de Dieu, attributs qui échappent aux sens comme aux intelligences ? Et comment, de même, reconnais-tu le bien et le mal, et la récompense qui met cette nature dans une éternelle félicité ou sa rétribution pour un malheur sans fin ?"

    Une fois bien informés de ces points, nous comparerons les Livres connus de nous. Le Livre où nous trouverons tout cela, nous saurons qu'il est de Dieu : nous le reconnaîtrons et le recevrons ; et le reste, nous le rejetterons.



    [1] Edition du texte arabe : Louis CHEIKO ; "Traité inédit de Théodore Abou-Qurra (Abucara), évêque melchite de Harran (ca. 740-820), Beyrouth 1912. Ignace DICK ; "Théodore Abuqurra, Traité de l'existence du Créateur et de la vraie religion", patrimoine arabe chrétien n° 3, 1982. Traduction allemande : Georg GRAF ; "Des Theodor Abu Kurra Traktat uber den Schopfer und die wahre Religion", Munster, 1913. Traduction anglaise : John LAMOREAUX ; "Theodore Abu Qurrah translated", 2005 (pages 1-9, pour le présent extrait). Traduction française du passage dans l'article "Abu Qurra et la pluralité des religions" de Guy Monnot, paru dans la Revue de l'histoire des religions, Année 1991, Volume 208, Numéro 1, pp. 49-71

    [2] On verra, plus loin, qu'il a "retrouvé" son médecin.

    [3] Le mot arabe est "rasul", terme que les musulman emploient pour désigner la mission de Muhammad.

    [4] Ce médecin était censé être avoir disparu  précédemment.

    [5] Rappelons que ni le fils, ni le médecin n'ont jamais vu le roi.

    [6] au début de l'allégorie du "Roi caché"

    [7] C-a-d le jour du jugement.

     


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